Principal
représentant, avec Allen Ginsberg (" Howl " - 1956)
et Jack Kerouac (" Sur la route " - 1957) du mouvement
beat dans les années 1950-1960, William S. Burroughs, auteur
du roman " Le Festin Nu " mena une existence particulièrement
tourmentée. Outre, le fait d'avoir atteint sa femme d'une balle
à la tête, il passa le reste de sa vie dans la culpabilité,
noyé dans les drogues dures (l'opium notamment) durant de longues
années. D'ailleurs, sans se révéler totalement autobiographique,
son livre exprimait à sa propre façon certains événements troubles
l'ayant marqué (des péripéties, qui incluaient entre autres
de nombreuses hallucinations provoquées par l'inhalation de
substances psychotropes).
Tous
ceux qui ont fait la lecture de cet OVNI littéraire avaient
une réaction commune : Il serait impossible de porter une telle
oeuvre au grand écran. Le responsable de l'adaptation cinématographique,
le canadien David Cronenberg dira lui-même, lors d'une interview
: " Tourner une version entièrement fidèle de ce bouquin
coûterait des centaines de millions de dollars, et personne
ne voudrait en faire le visionnement ". Toujours est-il,
que le film, qu'il réalisa en 1991 ne fut pas un si grand compromis,
puisqu'il contient quelques unes des scènes les plus outrageusement
singulières de la décennie passée, avec des astuces narratives
excessivement impressionnantes, qui laissent bouche-bée. Plutôt
que de transférer, page par page, les aventures décrites dans
le roman, il décida de réaliser un film sur l'écriture de cet
même oeuvre. Néanmoins, il frappa dans le mille avec
sa seconde prédiction, dès l'instant où " Le Festin Nu
" dérangea plusieurs critiques et cinéphiles. En effet,
avec ce long-métrage, deux sentiments se détachaient : On adorait
ou on détestait.
Et
il vrai, que ce n'est pas un film facile à apprécier d'un premier
coup d'oeil. Au premier visionnement, beaucoup de détails nous
échappent, et l'intrigue nous perd rapidement. J'ai vu "
Le Festin Nu " plusieurs fois, et j'ai toujours le sentiment,
de ne pas avoir tout saisi. A la première occasion, je n'étais
simplement pas là... Les développements n'avaient aucun sens,
je me sentais sans cesse manipulé, abusé. Durant
les autres essais, le long-métrage de Cronenberg arriva à capter
mon attention par de nouveaux moyens. Je découvris alors des
angles, des perspectives, des aspects que j'avais auparavant
négligés, et plusieurs scènes du récit m'apparurent ainsi, moins
obscures et abstraites. En effet, contrairement aux
apparences, il est possible grâce aux pistes étalées par le
réalisateur torontois, de faire les liens indispensables à une
compréhension décente du scénario. La subtilité règne en maître,
à un seul niveau dans " Le Festin Nu "... Et c'est au
niveau du dévoilement de ces indices.
-
HISTOIRE -
De
ce fait, est-ce qu'un condensé de l'histoire pourrait
faire justice à l'imposant patchwork d'idées que
nous propose " Le Festin Nu " ? Probablement
pas. Mais peu importe, il faut se mouiller : Nous
sommes à New-York, en 1950. Peter Weller prête ses
traits à Bill Lee, un écrivain connaissant peu de
succès, et devenu exterminateur d'insectes par la
force des choses. Il est raisonnablement estimé
et apprécié dans le métier, mais son épouse Joan
(Judy Davis), lui crée bien des problèmes, alors
qu'elle s'avère dépendante à la poudre insecticide
qu'il utilise : La considérant comme une puissante
drogue hallucinogène. Elle n'en fait qu'à sa tête. Un
soir, voulant confronter cette dernière, Lee va
jusqu'à s'administrer une forte dose de cette substance
dans le corps. Ce qui l'amènera rapidement, à développer
une dépendance comme sa douce moitié. Une nouvelle
habitude qui l'entraînera alors jusqu'au commissariat,
où des policiers l'informeront du caractère prohibé
de ce produit. Néanmoins, face à son désir farouche
de prouver que cette poudre à pour unique fonction
de tuer les insectes, les policiers souhaitant lui
donner une chance de se racheter (mais également
de savoir s'il dit la vérité), lui mettront sous
le nez un énorme spécimen.
C'est
alors, que l'insecte se mettra à lui parler, lui apprenant qu'il
est en fait un agent secret à la solde d'Interzone : Une corporation
exploitant des drogues dévastatrices conçues par le terrifiant
docteur Benway (Roy Scheider). Sur ces entrefaites, Bill Lee
sera manipulé comme un pantin par différents êtres absolument
inquiétants (créatures monstrueuses, machines à écrire Remmington
en forme de bestioles visqueuses animées de la parole...) Qui
le guideront dans de dangereuses et hasardeuses missions. Ainsi,
Lee est-il victime d'hallucinations, ou est-ce que tout cela
se déroule-t'il véritablement ?
Le
film entier, sans être pourtant une vraie biographie, est inspiré
de la vie de Burroughs, mais également d'individus ayant fréquenté
ce dernier durant quelques temps (Paul Bowes, vraisemblablement
incarné par Iam Holm, et sa femme Jane jouée par Judy Davis).
Ainsi,
par exemple le nom de Bill Lee n'a pas été choisi par hasard
: Ce personnage apparaît déjà dans le bouquin, mais il est également
le nom de plume de William S. Burroughs pour son roman "
Junkie ". Le choix de ce nom pour le héros du film,
n'est qu'une façon de montrer que ce protagoniste n'est pas
si éloigné de Burroughs. D'ailleurs, les drogues imaginaires
que prend Lee (poudre jaune, sperme de mugwump, viande noire
de centripède des mers du sud...) ne sont que les métaphores
des nombreux stupéfiants passés dans le sang du romancier américain.
De
même la scène au cours de laquelle, Bill y va d'une petite partie
de " Guillaume Tell " (sa femme fait tenir un verre
sur sa tête, et ce dernier tente d'atteindre celui-ci d'une
balle de revolver) et qu'il tire sans le vouloir entre les deux
yeux de son épouse, est inspirée d'une des vraies tragédies
de la vie de Burroughs, ce qui en dit long sur le calvaire par
lequel il a du passer. Bref, à l'instar d'un Steven Soderberg
pour " Kafka ", qui est parti d'une oeuvre et de quelques
détails personnels pour inventer une biographie fictive, Cronenberg
imagine le chemin parcouru par Burroughs pour arriver à la rédaction
de son chef-d'oeuvre littéraire. Une démarche originale, mais
tout à fait justifiée, puisque l'écrivain lui-même ne se souvient
plus d'avoir rédigé ce livre.
Néanmoins
l'on peut se demander, s'il est facile de distinguer ce qui est
vrai et ce qui provient de l'imagination fertile de Lee ? Répondre
à cette question est complexe. D'autant que comme je l'ai écrit
précédemment, le premier visionnement est habituellement incompréhensible
et invraisemblable. Toujours est-il, qu'après mûre réflexion,
les péripéties de ce dernier forment définitivement un tout.
Il faut juste (toutefois), faire quelques efforts pour l'assembler,
ce qui pourraient signifier, (par exemple) d'autres séances
de visionnage. Mais, il est " clair " qu'à
travers " Le Festin Nu ", Cronenberg semble indiquer
que Bill Lee ne quitte en fait jamais la mégalopole New-Yorkaise,
même pendant ses aventures avec l'Interzone. En effet, il est
évident et intentionnel, que les scènes sont tournées dans des
décors. Cronenberg a construit une ville artificielle. Le monde
n'est qu'un décor et les êtres humains des automates anthropomorphes,
disposés sur le passage du héros à la seule fin de l'égarer.
Il n'y a pas d'envers du décors, vu qu'il n'y a pas d'endroit.
De
même, il enchaîne fréquemment un plan détaillant la vision de
Lee (une fois sous influence), et celui d'une image nous montrant
l'objet sous sa forme réelle (un exemple : vers le milieu
du film, Bill voit ses deux machines à écrire se battre sous
forme d'insectes ; immédiatement après, nous en voyons une par
terre, ses morceaux de métal bien éparpillés), nous assurant
que les monstruosités qui peuplent le monde disjoncté du long-métrage
sont des hallucinations. Il faut tout de même être attentif
où ces détails pourtant bien soulignés, pourraient passer sous
silence !
D'autant
que Cronenberg ne cède jamais à la tentation du détail "
étrange " pour faire de " l'étrange ". Assurément
à l'instar d'un Ingmar Bergman avec " Les Fraises Sauvages
" (1957), ce dernier à bien compris que contrairement à
ce que semblent penser certains cinéastes, nous ne faisons pas
nos cauchemars en grand angle, en images déformées, au ralenti
ou avec des voix distordues, à l'écho démultiplié. Non, le cauchemar
ou ici, l'hallucination du " camé ", ne perd à aucun
moment son aspect " ordinaire ", ce qui lui donne
une simplicité, une force sans égales et un potentiel horrifique
bien plus efficace.
Malgré
tout, je tiens à préciser, qu'il n'est pas obligatoire de tirer
une ligne directrice de toutes les actions du film. " Le
Festin Nu " est avant tout une succession d'images inoubliables
et d'hallucinations violemment dérangeantes, plutôt qu'un modèle
de cohésion comportant un début, un incident perturbateur, et
une conclusion. En effet, le cinéaste canadien mêle à qui mieux
mieux ses personnages et ses situations, afin de nous servir
un éblouissant exercice de style, qui je vous l'accorde, aurait
pu paraître prétentieux, dans les mains d'un réalisateur moins
confiant en ses moyens. Mais Cronenberg, tire du " matériel
foisonnant " de Burroughs des minutes de cinéma bel et
bien sensationnelles.
Outre
cela, il faut quand même s'attarder quelque peu sur les trucages.
Incroyablement exécutés, ils ne peuvent être décrits à l'aide
de mots. Ils sont sublimement mis en oeuvre, mais ce qui frappe,
ce n'est pas tant leur allure, que leur impact sur l'atmosphère.
L'univers du " Festin Nu " suscite la curiosité. Le
ton est tellement varié que de prédire quelle direction empruntera
Cronenberg, et ses complices à tel ou tel moment est difficile.
Un peu comme un enfant, il utilise ses effets spéciaux comme
des jouets, éprouvant la longévité de chacun, en les poussant
excessivement loin. Long-métrage stupéfiant visuellement parlant,
" Le Festin Nu " ne vous laissera pas insensibles
par son imagination visuelle. La musique de jazz rêveuse accentue
la sensation de perdition qui hante invariablement le film,
et la photographie est d'une grande qualité.
L'interprétation,
quant à elle, se veut très compétente. Peter Weller personnifie
Bill Lee (ou une espèce de portrait de William Burroughs, si
vous voulez) avec un air perpétuellement hébété pour ne pas
dire " anesthésié " qui cadre à merveille avec l'état
affligeant dans lequel se trouve son personnage. Il avance,
scène après scène, comme un somnambule, comme une marionnette
défectueuse qui n'a plus la force de bouger. Ses co-vedettes
se laissent nettement plus aller, avec des performances théâtrales
qui offrent un contraste captivant avec le travail de Weller.
Les Judy Davis, Julian Sands, Roy Scheider, Monique Mercure,
et Iam Holm sont tous convaincants.
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EPILOGUE -
Ainsi,
Cronenberg qui est célèbre pour son cinéma franc et direct,
n'a jamais été aussi audacieux que pendant la réalisation du
" Festin Nu ". Voici, un long-métrage très cru qui
va de métaphore en métaphore (avec des allusions sur le danger
de l'art, de la création, de l'égalité d'écrire, de consommer
et de vivre une relation sexuelle...), poussant les limites
du médium plus loin que bien d'autres films heureux de simplement
recycler des procédés désuets, en prétendant les appliquer de
façon originale. Du cinéma aussi complexe et dur à comprendre
vaut la peine d'être vu, lorsque les plaisirs offerts en retour
sont aussi satisfaisants. Bref, si j'avais à résumer mon avis,
en une seule phrase, ce serait : Je n'avais, jamais rien vu
de tel !
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