Certains
films, au vue de leur prodigieux impact sur l'industrie cinématographique,
font par la suite partie du vocabulaire usuel utilisé par ceux
qui sont attirés et captivés par le septième art. " Rashomon
", du remarquable cinéaste japonais Akira Kurosawa, a bel
et bien sa place dans cette catégorie. En effet, n'est-il pas
étrange dans des critiques d'autres longs métrages, de relever
des clichés tels que : " sa structure fragmentée à la Rashomon...
". Avec ses procédés narratifs expérimentaux et hautement
sophistiqués, pour ne pas dire " gonflés ", Kurosawa
a modifié à jamais le visage du cinéma. J'en veux pour exemple,
Brian De Palma qui a reproduit les grandes lignes de "
Rashomon " dans son " pitoyable " film "
Snake Eyes " . Et le " meilleur " de Tarantino,
notamment dans " Reservoir Dogs " qui était présent
chez Akira Kurosawa.
Alors
que la majorité des réalisateurs relatent leurs histoires d'une
façon linéaire et peu surprenante, Kurosawa prend constamment
soin de fausser les données, et par conséquent de les ajuster
à ses propres techniques. Riches de sens et de possibilités,
ses films se regardent avec un plaisir sans cesse renouvelé,
et ce n'est pas " Rashomon " qui dérogea à cette tradition.
D'autant qu'il est sûrement le long métrage qui lui a valu le
plus de crédit internationalement parlant, avec en 1952 un Lion
d'or au festival de Venise et un Oscar du meilleur film étranger
à Hollywood...d'habitude si ethnocentrique !
Le
film se déroule à Kyoto, durant l'ère Heian (IX°-XII° siècles)
époque de troubles et de guerres civiles. Sous le portique en
ruine de Rasho (" Rashomon "), trois hommes, qui s'abritent
de la pluie diluvienne (thème récurrent à toute l'oeuvre de
Kurosawa), vont se mettre à discuter pour passer le temps, et
évoquer un crime récent qui les faits encore, quelques jour
après, tous frémir. Les rumeurs entourant cet événement se résument
à ceci : une femme a été violée. Et un homme a été également
retrouvé mort en pleine forêt. D'ailleurs, tout laisse à penser
que ces actions seraient l'oeuvre du cynique bandit Tajomaru
(l'exceptionnel, Toshiro Mifune). Les trois hommes qui sont
présents sous la pluie, sont : un bûcheron qui affirme avoir
été témoin de l'affaire, un prêtre, et un passant qui viendra
les rejoindre. Alors, qu'ils parleront tranquillement de leurs
états d'âmes face à tout ceci, Kurosawa nous dévoile quatre
explications (témoignages) sensiblement différentes, données
par quatre personnes distinctes. Chaque description est accompagnée
d'images du crime qui concordent clairement à leurs dires. La
première nous est offerte par le bandit, qui ne se dégagera
pas de tous les soupçons. La seconde sort de la bouche de la
femme violée. La troisième est l'oeuvre de l'homme mort (eh
oui!) Dont l'esprit est invoqué par un médium lors d'une scène
d'ailleurs magnifique et vraiment impressionnante. Enfin, la
dernière, nous vient du bûcheron. Est-ce que ce sera lui qui
arrivera à résoudre ce mystère plus que complexe ? Toujours
est-il, qu'aucune des versions ne concordent avec les autres.
Et ce en de nombreux points ! Qui ment ? Qui dit la vérité ?
Chacun cherchant à se donner le meilleur rôle possible. C'est
au spectateur de choisir ce qu'il veut croire, Kurosawa ne cédant
pas à la tentation de transformer l'histoire en film policier.
Ainsi,
comment cela s'est-il réellement passé ? Certes, je ne vous
le révélerai pas, bien sûr, le secret de cet effroyable suspense,
qui semble relancer la question éternelle de l'honnêteté et
de la bonté chez l'homme, de même que la question de la justice.
Je vous dirai juste, que la vérité ne sort pas toujours de la
bouche de ceux qu'on croit...
Malgré
tout, tenter de percer l'énigme est une des multiples raisons
pour laquelle, il est extrêmement satisfaisant de visionner
" Rashomon ". Mais Akira Kurosawa n'a pas particulièrement
mis l'emphase sur cet aspect de son intrigue. Comme, je l'ai
laissé entendre, son récit est davantage une profonde étude
du comportement humain qu'un simple mystère. Et les dernières
séquences du film viennent largement ajouter du sens à cette
allégation. Il est de ce fait tout à fait possible de noter
certains thèmes récurrents dans les longs métrages de Kurosawa
: il est surtout intéressé par les relations humaines [ex :
" Dersou Ouzala " (1975)] que par les simples combat
d'épées. Il concocte ses réalisations avec tellement de détails
" croustillants " qu'il ne serait pas propice de limiter
son efficacité à un seul point. Pourquoi se contenter de cinq
billes quand notre sac en contient trente ?
Ceci
dit, la structure de " Rashomon " ne peut être passée
sous silence. Depuis son avènement, plusieurs films ont emprunté
sa forme qui consiste à raconter le même événement à des points
de vues différents (ainsi, par exemple dans " Reservoir
Dogs ", chaque gangster " tarentinien " avait
sa version du ratage du casse). Cependant très peu ont réussi
à l'utiliser avec l'intelligence de Kurosawa. Ainsi, dire ce
qu'il s'est exactement produit ne semble pas trop important
pour lui, et c'est un gros plus : car, on nous amènent à décider
ce que l'on veut bien croire des divers témoignages ayant défilé
sous nos yeux durant les 90 minutes du film. Et comme, il nous
en sert quatre, trois sont probablement erronés. Qui dit vrai
? Difficile à cerner.
Comme
" Dersou Ouzala ", " Ran ", " Les Sept samouraïs
" et bien d'autres film d'Akira, " Rashomon
" comporte une ambiance et un esthétisme des images à vous
couper le souffle. Les tableaux qui ouvrent le long métrage
sont extraordinairement vivants, et la pluie qui " survole
" les personnages ajoute une touche étrangement intime.
Lorsque nous sommes relégués dans l'univers du bûcheron, plus
de 3 minutes de beauté embrasent l'écran : Il ne fait que se
promener dans la forêt, mais que la nature est belle, et peut
nous offrir de saisissants morceaux de " bravoure "
! Avec Kurosawa, tout semble parfait : Quelle maîtrise technique
! Certains plans sont des monuments de cinéma. Ma perspective
favorite ayant lieu lors de la scène d'action, vers la fin du
second tiers... Kurosawa nous administre un plan spectaculaire
: sa caméra est " flanquée " derrière le bandit, à
ses pieds. Etant en position d'attaque, il est légèrement penché,
et nous laisse percevoir entre ses jambes, au loin, son opposant,
lui aussi prêt à se battre. Une introduction percutante à un
passage excitant.
Kurosawa
avait également la réputation d'arriver à tirer des performances
inouïs de ses acteurs, et " Rashomon " le prouve à
nouveau. Ce film fut le cinquième à être fait avec la paire
Kurosawa-Toshiro Mifune (le bandit), et ce dernier est formidable.
Sa forte carrure lui confère une présence énergique, forte,
inflexible, quasi-inaltérable. De plus, son jeu de toute première
qualité est diaboliquement inspiré. Kurosawa, affectionne particulièrement
les personnages imprévisibles et multidimensionnels, et celui
de ce film n'est pas autrement. Du reste, les comédiens de soutien
sont tous fabuleux ; on reconnaît notamment plusieurs visages
du " Septième Samouraï ".
Ainsi,
" Rashomon " est un film très " jouissif "
à visionner, mais dont on peut également parler pendant longtemps.
Les perspectives contenues dans le " conditionnement "
de l'histoire, munies aux convictions de Kurosawa, dégagent
une idée inquiétante : est-ce que tout, dans ce monde, pourrait
être vrai et faux à la fois ? D'arriver à la vérité semble presque
impossible, selon ce que vivent les personnages dans "
Rashomon ", celle-ci n'étant jamais simple. La nature humaine
est complexe, faite de contradictions chacun détient sa vérité
et la considère comme seule valable... Néanmoins, Kurosawa ne
laissera pas le spectateur sur une impression trop noire de
l'humanité, et rajoutera une fin qui sonnera comme un répit
: Le bûcheron, qui entend les cris d'un enfant abandonné, décidera
de l'adopter. Le prêtre idéaliste qui confronté à la dure réalité
du mensonge, s'interrogeait quand à savoir, s'il existait encore
dans ce bas-monde des gens digne de confiance, le remerciera
et lui dira : " Ton geste a restitué ma foi en l'humanité
". Outre cela, ce qui est rafraîchissant dans un tel film,
c'est qu'il nous oblige pas, à épouser telle ou telle manière
de penser. Il aborde des thèmes importants et près de nous,
mais nous laisse toujours la distance nécessaire pour évoluer
à notre guise. Un chef d'oeuvre extrêmement important que ce
" Rashomon ". Il me faut donc, vous le recommander.
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